Contradictions et Limites d'une Intention.
La notion d'extension est une notion très fertile en science. Elle
est prisée par les linguistes et les logiciens qui lui donnent des
acceptions diverses. En mathématiques les algébristes y font appel
pour expliquer les structures différentielles des groupes.
Sans vouloir effaroucher le lecteur, nous faisons le pari que même
sans les aimer d'un amour fou, il connaît les ensembles N, Z, D, Q, R,
et C, chers à nos profs de maths.
Mettant ses pas dans ceux du savant, l'homme ordinaire reconnaît
jusqu'à un certain seuil l'utilité de ces catégories de nombres ; mais
plus il avance, plus son chemin se perd dans les méandres de la haute
abstraction ; alors, il jette sa langue au chat. Mais dans le fond, il
reconnaît le caractère distinctif de cette succession de nombres qui,
comme ceux-ci, appartiennent à chacun de ces ensembles : 1 ; - 3 ; 1,5
; 2/3 ; ; etc.
Or pour le mathématicien, rien n'est plus structuré : à partir du
deuxième rang, chaque ensemble est considéré comme une « extension »
du précédent : Z est une extension de N, Q est une extension de Z,
etc…
La théorie des groupes en algèbre offre un bel exemple de la notion
d'extension. Vous partez d'un ensemble moyennement structuré, et en
raffinant un peu sa structure vous obtenez un ensemble plus vaste,
plus étendu. Le jeune mathématicien français Evariste Galois à la
veille de sa mort – en un duel fameux mais Ô combien fécond – sous la
morsure de la mort sûre consacra ses « dernières heures » à cette
notion en créant nuitamment, les groupes que la postérité connaîtra
sous son nom.
Moi-même qui vous parle, je peux témoigner de l'extase philosophique
que provoqua en moi cette notion d'extension. Je me souviens qu'un
jour, en plein amphi à Paris, alors que sur le sujet, mes camarades
matheux grattaient le papier sans réfléchir, à mille lieues des
considérations mathématiques, je pouvais m'exclamer à part moi : «
Ah, voyons, la Société est, en quelque manière, une extension morale
de la Nature ! » Réflexion que je me gardai de partager avec mes
camarades, par nature fermés à la philosophie, et qu'ils eussent prise
pour une de ces sorties impertinentes dont j'étais, soit dit en
passant, fort accoutumé. Pour autant, vingt ans après, je n'ai pas
lâché prise ; j'ai gardé intacte cette idée que, l'un dans l'autre, et
même au sens de Galois, la société est une extension morale de la
nature…
Une fois cette potion épistémologique ingurgitée, j'invite le lecteur
à entrer avec moi au coeur du propos qui, à mille lieues des
mathématiques est d'abord et avant tout politique ; puisqu'il concerne
notre pays, le Bénin et son nouveau gouvernement.
Dans la formation de son gouvernement, le Président Yayi Boni a eu à
l'évidence à être confronté à plusieurs défis, plusieurs nécessités.
Il s'agissait certes de faire un gouvernement politiquement stable où
toutes les composantes de sa mouvance sont justement représentées ; il
fallait aussi avoir des hommes et des femmes compétents, efficaces et
à la hauteur des défis qu'impose leur mission sous la houlette du
changement. En ce qui concerne la politique, l'exigence de
représentation si elle est fondée en démocratie, par nécessité ou par
choix, par prudence aussi, elle va au-delà de la constitution.
Cet au-delà est illustré par la tentation de politisation de la
société civile, des corps sociaux, et de certaines corporations,
apolitiques par constitution. Cette tentation clientéliste tenace est
motivée par la volonté de stabiliser son pouvoir, de l'enraciner dans
le temps et les habitudes politiques, d'en assurer autant que faire se
peut la pérennité constitutionnelle.
Pendant que durait le suspense du secret alchimique de la formation du
nouveau gouvernement, les rumeurs allaient bon train sur le caractère
hardi des formes de transplantations sociales et corporatistes dont il
allait être l'expression inédite. Compte tenu de ses accointances
poussées avec ses milieux, on s'attendait à ce que Yayi Boni nommât
sous de beaux prétextes un représentant de la religion. Comment, qui
et quoi ? Au finish, plus de peur que de mal : pas de représentant de
la religion dans le gouvernement, pas d'extension religieuse de la
politique…
Il n'en a rien été sans doute parce qu'en matière d'extension, il ne
fallait pas pousser le bouchon trop loin. A l'abri des rumeurs, une
autre extension plus positive et prospective celle-là était prisée par
les conseillers idéologiques et politiques tapis dans l'ombre du
pouvoir : il s'agit de l'extension militaire. Il n'est un secret pour
personne que, depuis son arrivée au pouvoir, Yayi Boni applique un
code de respect de cette institution, qu'il sied de ménager.
D'abord, le Ministre de la défense est « un frère » politique et
régional, proximité symbolique non négligeable dans une culture
politique qui, quoi qu'on dise, reste quand même entée sur le tropisme
clanique, tribaliste et régionaliste.
Dans cette veine, il y a eu aussi la volonté exécutée contre vents et
marrées d'impliquer l'Armée dans les récentes élections législatives.
Vient aussi la résurrection du service militaire. Alors que si un
service patriotique, social et éthique est hautement souhaitable, rien
ne justifiait le fait qu'il soit fait sous l'égide de l'Armée. Sachant
que dans le projet de loi qui se prépare à cet effet, quinze ans après
les errances coûteuses de l'expérience révolutionnaire, l'idée même de
faire de l'Armée le fer de lance, le garant et le vecteur des valeurs
de la République, de la Démocratie, et de l'Unité nationale, loin de
rendre raison de leur implication calamiteuse dans la sphère politique
nationale depuis l'indépendance, apparaît comme une surestimation
indue de leur compétence morale et intellectuelle en la matière.
Enfin, il y a la nomination sous de bons prétextes et avec de belles
justifications constitutionnelles (beauté Ô combien négative : la
constitution n'a pas dit que…) d'un militaire haut gradé dans le
gouvernement.
Tous ces signes, ces gestes et ces choix, traduisent bien une volonté
du pouvoir de ménager l'institution militaire ; comme si in fine et
finalement c'était d'elle qu'il tenait sa réalité. Ce dévolu jeté sur
l'Armée traduit une volonté de débordement du politique au-delà de la
sphère constitutionnellement définie. Ce dévolu se recherche et
s'exerce dans l'intérêt bien compris du pouvoir. Avec des prétextes,
des motifs et des attendus qu'on peut comprendre. Pour celui des
religieux qui, jusqu'à nouvel ordre reste à l'état de simple rumeur,
la chose a une fonction transactionnelle : il s'agirait le cas échéant
de canaliser les forces religieuses vers un abri anti-atomique
construit par et pour le pouvoir. Alors que le dévolu jeté sur le rôle
des militaires est plus politiquement structuré. En effet, ce dévolu
est le résultat d'un constat historique tout à fait empirique – le
rôle passé des militaires dans la stabilité des règnes de Kérékou – ;
d'une prise en compte institutionnelle de leur force et méthode
d'action ; d'une réalité morale – l'idée, qu'on le veuille ou non, que
la politique sert à bouffer et à voler en toute impunité – et enfin
une appréciation psychologique, – la nécessité de ne pas frustrer un
corps qui sous les régimes précédents, démocratiques ou non, avait ses
entrées et ses ancrages, ses bandes et ses prébendes dans les sphères
et pratiques où la politique rime avec bouffer.
Cette bienveillance structurée à l'égard de l'institution
militaire, qui passe à la fois par son utilisation hors du champ de sa
compétence, et la rationalisation politique de son utilité relève
d'une double extension. Politique et technique.
Du point de vue technique, elle consiste à demander à l'Armée plus
qu'elle n'est fondée à être ou à donner – en tant que donneuse de
leçons ou vecteur des valeurs démocratiques et républicaines. En effet
l'idée que la discipline nécessaire à transmettre au peuple, même
empruntant son efficacité au modèle militaire doit être transmise par
eux et sous leur égide, est quelque chose de proprement suranné, qui
trahit l'incroyable petitesse de la perception philosophique et
sociologique de l'idée de discipline en tant que valeurs et normes à
intérioriser : comme la guerre, la discipline est une chose trop
sérieuse pour être confiée aux seuls généraux. C'est vraiment abaisser
la haute idée qu'on est en droit de se faire de la discipline dont les
Africains ont besoin pour leur sursaut nécessaire dans le monde
moderne que de l'assimiler une seconde aux techniques disciplinaires
en vigueur dans les casernes.
Mais, suivant les gestes et les actes du Président de la République,
l'extension au sens politique me paraît la plus importante entre
toutes. En effet, en raison de son tempérament, de sa culture et
surtout de son désir de changer non pas tant le pays mais le sort de
ses concitoyens, Yayi Boni, aborde les choses de façon positiviste. Sa
conception technocratique du rôle du ministre justifie sa volonté de
trouver une adéquation des compétences aux domaines de compétences. En
termes purement politiques, ce positivisme conduit le Président à
vouloir faire du gouvernement le lieu géométrique de toutes les forces
dont la représentation, constitutionnellement admise ou non, est jugée
comme hautement favorable à la quiétude de son pouvoir. Il s'agit
d'une vision catégorielle et corporatiste de la représentation
politique qui n'est pas forcément correcte. Dans la mesure où à défaut
d'être contraire à la constitution, cette volonté entre en conflit
avec l'esprit de la démocratie, sa réalisation effective ne peut se
comprendre que comme une extension des pratiques en vigueur.
Impliquer les militaires en politique dans le but de ménager leur
susceptibilité, ménager leur susceptibilité en leur ménageant
rationnellement une place dans le râtelier politique commun ; in fine
c'est ratifier le fait que la politique sert à bouffer. En clair le
changement prôné par Yayi Boni ressemble à du formalisme : comptable
ou politique, il consiste à rationaliser avant tout les pratiques et
les actes, indépendamment de leur valeur éthique.
Approche sociagogique du gouvernement, par analogie à la démarche
démagogique dont elle est la systématisation. Cette approche n'est pas
conforme à l'esprit de la démocratie. Faire entrer le corps militaire
par la fenêtre dans le jeu politique alors que la volonté populaire
l'en a fait sortir par la grande porte de la constitution est une
logique d'extension subtile. Et comme toute extension, elle a son sens
et son utilité.
Il est bien possible que le Président de la République, compte tenu
des réalités têtues de notre société, fasse ce qu'il estime nécessaire
de son point de vue pour atteindre ses objectifs. Mais, sans préjuger
de la coïncidence de ces objectifs avec le bonheur du peuple, on peut
relever qu'au regard de la volonté de changement proclamée cette
extension subtile aboutit à un paradoxe. L'incorporation politique de
l'Armée, au lieu de la ruiner, ressemble fort à la confirmation de
l'idée de la politique comme mangeoire catégorielle.
A mille lieues de l'éthique, la moralité se réduit à une formalité :
où est le changement dans tout ça ?
Binason Avèkes
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